jeudi 20 septembre 2018

On a mis quelqu’un au monde…

La voilà qui va donner naissance à son premier enfant. On l’endort, elle n’aura aucune conscience des contractions qui serviront à expulser son bébé. Elle ne verra pas le personnel hospitalier s’acharner à extirper de son ventre l’être qu’elle a porté durant 40 semaines. Elle a donc été privée de cette sensation intense du pouvoir de son corps à donner la vie. Plus tard, après avoir repris connaissance, on n’ose même pas lui montrer son fils; il a la tête toute allongée. Les fontanelles mettront du temps à se replacer. Le passage sera moins difficile pour les 7 autres enfants, mais la mère ne vivra réellement aucun de ses accouchements. Toujours ce gaz qui endort. Toujours être prise en charge. Toujours perdre le contrôle de son corps, mais surtout de sa tête.
Aujourd’hui ma grand-mère maternelle est atteinte d’Alzheimer. Elle déteste les soins corporels qu’on lui administre. Parce qu’elle ne coopère pas, on la drogue. Elle est donc endormie quand on lui donne son bain. Je me suis résolue à ne pas lui rendre visite le lundi, car elle est sous l’effet des médicaments tout le jour durant. Aucune possibilité de communiquer. De temps à autre, elle ouvre les yeux pour les refermer aussitôt. Loin de moi l’idée de critiquer les préposées du centre de jour. Je ne veux que mettre en lumière cette similitude entre ses accouchements et le déroulement de son hygiène corporel actuel. Ma critique serait plutôt du côté de la médicalisation à outrance qu’elle a connue en tant que parturiente.
De façon hebdomadaire, je me rends à sa chambre avec mes enfants. L’hiver plus fréquemment que l’été. Le fait de vivre sur une ferme me rend moins disponible en période estivale. Ma grande qui aura bientôt 4 ans aime bien ces visites. La chambre d’hôpital prend des allures de salle de jeux; bricolage, albums pour enfants empruntés à la bibliothèque, casse-têtes, ballons et balles. J’ai même eu le bonheur de voir ma grand-mère peigner les cheveux de son arrière-petite-fille. Il y a aussi des jours ou l’agressivité se met de la partie. Je sais que c’est la maladie qui l’amène parfois à nous manquer de respect. Je profite de ses écarts de conduite pour expliquer à ma fille pourquoi son arrière-grand-mère habite à l’hôpital ainsi que les réalités des personnes atteintes d’Alzheimer. Mais règle générale, le courant passe et c’est avec joie qu’on s’y rend de nouveau, semaine après semaine.
La venue de mon deuxième enfant suscite immanquablement la surprise quand nous entrons dans la chambre de ma grand-mère : « À qui ce beau bébé là? », me demande-t-elle, alors qu’il est bien entortillé dans l’écharpe de portage. Je lui réponds tout naturellement : « Il est sorti de mon ventre, c’est moi sa maman. » Chaque fois, son visage invariablement interloqué s’illumine par ma réponse. Même si elle ne se souvient pas de nous d’une fois à l’autre, je reste persuadée que notre présence lui fait du bien. C’est probablement la meilleure médecine que les personnes en perte d’autonomie peuvent recevoir. La vitalité de mes enfants semble mettre un baume sur les plaies de son âme. Pour quelques instants, malgré la maladie, son visage exprime la paix.

Dans ses moments les plus cohérents, ma grand-mère cherche une issue pour aller rejoindre sa mère. Elle s’excuse de devoir quitter et de ne pas rester plus longtemps : « Je dois aller aider ma mère à faire son ouvrage. » Son obsession de retourner aux sources me ramène à l’essentiel : le 

besoin en tant qu’être humain de se sentir utile de même que la recherche de proximité (au sens propre ou figuré) d’une enfant avec sa mère. Mine de rien, ces valeurs guident la direction que je veux donner à ma vie. Nous mettons des petits au monde et nous les accompagnons avec bienveillance. Parallèlement, j’imagine l’humanité comme un bambin qui a besoin de l’amour inconditionnel de ses parents pour se développer pleinement. Beaucoup de chemin reste à faire du côté relationnel pour l’évolution de l’espèce. Ce sera à chaque génération de faire progresser la civilisation. Mais nous n’y arriverons que si nous tirons des enseignements de ceux qui nous ont précédés. Accordons une attention particulière à nos ainés. Ils n’ont pas été parfaits, nous ne le sommes pas non plus. C’est surtout dans les défauts que les êtres se révèlent et nous font cheminer.

Grand-mère, à une autre époque, il y aurait longtemps que vous auriez passé de l’autre côté, puisque votre cœur continue à battre grâce à un pacemaker. Les gens en général croient que le progrès se trouve là; dans les nouvelles technologies. Entre autres celles qui nous maintiennent en vie plus longtemps. Alors que moi je sais, grand-mère, que ces dernières causent votre désarroi. Plusieurs fois, vous m’avez exprimé votre désir de partir. Tant dans vos moments de lucidité que dans vos délires. Espérant vous offrir un répit, voici une comptine que j’avais apprise à la maternelle :
Petit cœur d’or 

Tu fais tic, tu fais tac 
Petit cœur d’or, tu fais battre mon cœur.

Je l’adapte pour vous à l’instant :
Petit cœur à l’âge d’or 

Tu fais tic, tu fais tac 
Petit cœur dort, tu peux battre en retraite. 
Olive, votre mère, vous appelle. 
On devrait peut-être l’écouter.                   Votre petite-fille solidaire

2 commentaires:

  1. Merci chère Roxane de ton si beau partage lucide empreint d'humanisme et d'amour. Oh combien je partage tes réflexions. Vous êtes un rayon de soleil tes enfants et toi pour ta grand-mère!

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  2. Magnifique!!! Oui, on a tant à apprendre d'eux et tant à leur appirter dans ses moments angoissants de la fin de vie. Merci Roxane pour cette belle leçon de vie!!

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